Faire rire de ses douleurs FR | EN

DOI : 10.34847/nkl.d8bdi818 Publique
Auteurs : Géraldine Berger et Madame de La Guette
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Texte de Madame de La Guette lu par Géraldine Berger.
Enregistrement : service PAVM | DNUM de l’Université Jean Moulin Lyon 3 dans le cadre du webdocumentaire https://medecin-et-douleur-16e18e.huma-num.fr/

Introduction (par Raphaële Andrault et Ariane Bayle) :
La vie aventureuse de Madame de la Guette (1613-1676) est connue par les mémoires qu’elle publia en 1681. Élevée comme un garçon, cet...te aristocrate de fort tempérament, est devenue contre l’avis de son père l’épouse d’un militaire engagé aux côtés d’un des chefs de la Fronde. Ses mémoires témoignent des violences civiles pendant cette période troublée. Ici, la narratrice rapporte le souvenir d’une luxation de l’épaule, après une chute sur une plaque de glace. Elle souffre depuis sept semaines déjà, lorsqu’elle est confiée aux soins d’un « bailleul », c’est-à-dire un renoueur de membres disloqués. Le récit rétrospectif qu’elle fait de l’opération montre une prise de distance avec le vécu de la douleur, voire un évitement des émotions. Dans cette scène burlesque, où son corps est tiraillé par tous les personnages présents, elle donne une représentation de soi à la fois stoïque et amusée. L’intensité de la douleur ne peut être décrite mais elle est récupérée du côté de l’énergie comique.

Texte (Madame de La Guette) :
Mon mari alla quérir à Paris M. de Cuvilliers, qui, aussitôt qu’il fut arrivé, débanda mon bras, et me dit sans me toucher que l’os était hors de sa place. En effet, il le trouva sous mon aisselle. Après avoir un peu manié mon bras, il me regarda fort pitoyablement, me disant qu’il ne m’entreprendrait pas ce jour-là, que je mourrais entre ses mains ; mais qu’il fallait faire des fomentations trois fois le jour et trois fois la nuit pendant huit jours de temps, après quoi il reviendrait sans y manquer. Par bonheur pour moi, il amena avec lui sa fille, qui s’y entendait à merveille aussi. Mme Tronson, qui m’a toujours fort aimée, y voulut être présente pour m’encourager à souffrir constamment. On se prépara pour me tirer à outrance : le bailleul se mit à cheval sur ce pauvre bras raccourci. Il me semblait qu’il l’avait allongé d’une pique. Quelle douleur épouvantable ! Le chirurgien et sa fille me le tiraient de toutes leurs forces, et deux autres hommes me le soulevaient en haut avec une serviette ; mon mari me tenait par le milieu du corps ; la bonne Mme Tronson voulut me tenir l’autre bras, et une autre personne me tenait les deux jambes, en sorte que je n’avais que la tête de libre pour la tourner à droite et à gauche. Je ne saurais penser aux douleurs que je ressentis sans frémir depuis la tête jusqu’aux pieds, car elles étaient si insupportables que je ne saurais les exprimer ; et le tout pour n’avoir pas été d’abord entre les mains d’un habile homme ! Je fus en cet état-là une heure entière. Je les priai mille fois de me relâcher, mais Mme Tronson s’y opposa fortement et dit : « Si nous la quittons, nous ne la retenons plus, et elle ne voudra jamais permettre qu’on la retouche. C’est pourquoi ne l’épargnons pas ! » et en disant ces paroles elle les encourageait toujours de bien tirer. M. de Cuvilliers était tout en eau, comme si on l’avait tiré de la rivière, ayant fait de très grands efforts pour replacer l’os, en sorte qu’il n’en pouvait plus. Il se jeta sur le plancher et dit à sa fille : « Tôt, tôt ! » voilà l’os préparé. » Cette bonne demoiselle reprend vite la place de son père et y agit si adroitement que tout d’un coup l’os fut remboîté. Je croyais entrer en Paradis, car ma douleur diminua tout d’un coup. J’en ai l’obligation entière à Mme Tronson, car sans elle le bailleul m’aurait abandonnée, et mon mari y aurait consenti, ne pouvant plus me voir souffrir et étant comme demi mort. Quand les bandages furent faits, je demandai du vin pour boire à la santé de mes tyrans. Je pouvais bien les nommer ainsi, car ils m’avaient bien tirée et s’y étaient employés de bonne façon.

Réf. : Mémoires de Madame de la Guette (1613-1676) écrits par elle-même, éd. Micheline Cuénin, Paris, Mercure de France, « Le temps retrouvé », 1982, p. 156-157.

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Cette donnée est dérivée de 10.34847/nkl.f041850a
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Déposée par Raphaele Andrault le 15/12/2021
nakala:title Français Faire rire de ses douleurs
Anglais Making People Laugh at One's Pain
nakala:creator Géraldine Berger et Madame de La Guette
nakala:created 2020
nakala:type dcterms:URI Son
nakala:license Creative Commons Attribution 4.0 International (CC-BY-4.0)
dcterms:description Français Texte de Madame de La Guette lu par Géraldine Berger.
Enregistrement : service PAVM | DNUM de l’Université Jean Moulin Lyon 3 dans le cadre du webdocumentaire https://medecin-et-douleur-16e18e.huma-num.fr/

Introduction (par Raphaële Andrault et Ariane Bayle) :
La vie aventureuse de Madame de la Guette (1613-1676) est connue par les mémoires qu’elle publia en 1681. Élevée comme un garçon, cette aristocrate de fort tempérament, est devenue contre l’avis de son père l’épouse d’un militaire engagé aux côtés d’un des chefs de la Fronde. Ses mémoires témoignent des violences civiles pendant cette période troublée. Ici, la narratrice rapporte le souvenir d’une luxation de l’épaule, après une chute sur une plaque de glace. Elle souffre depuis sept semaines déjà, lorsqu’elle est confiée aux soins d’un « bailleul », c’est-à-dire un renoueur de membres disloqués. Le récit rétrospectif qu’elle fait de l’opération montre une prise de distance avec le vécu de la douleur, voire un évitement des émotions. Dans cette scène burlesque, où son corps est tiraillé par tous les personnages présents, elle donne une représentation de soi à la fois stoïque et amusée. L’intensité de la douleur ne peut être décrite mais elle est récupérée du côté de l’énergie comique.

Texte (Madame de La Guette) :
Mon mari alla quérir à Paris M. de Cuvilliers, qui, aussitôt qu’il fut arrivé, débanda mon bras, et me dit sans me toucher que l’os était hors de sa place. En effet, il le trouva sous mon aisselle. Après avoir un peu manié mon bras, il me regarda fort pitoyablement, me disant qu’il ne m’entreprendrait pas ce jour-là, que je mourrais entre ses mains ; mais qu’il fallait faire des fomentations trois fois le jour et trois fois la nuit pendant huit jours de temps, après quoi il reviendrait sans y manquer. Par bonheur pour moi, il amena avec lui sa fille, qui s’y entendait à merveille aussi. Mme Tronson, qui m’a toujours fort aimée, y voulut être présente pour m’encourager à souffrir constamment. On se prépara pour me tirer à outrance : le bailleul se mit à cheval sur ce pauvre bras raccourci. Il me semblait qu’il l’avait allongé d’une pique. Quelle douleur épouvantable ! Le chirurgien et sa fille me le tiraient de toutes leurs forces, et deux autres hommes me le soulevaient en haut avec une serviette ; mon mari me tenait par le milieu du corps ; la bonne Mme Tronson voulut me tenir l’autre bras, et une autre personne me tenait les deux jambes, en sorte que je n’avais que la tête de libre pour la tourner à droite et à gauche. Je ne saurais penser aux douleurs que je ressentis sans frémir depuis la tête jusqu’aux pieds, car elles étaient si insupportables que je ne saurais les exprimer ; et le tout pour n’avoir pas été d’abord entre les mains d’un habile homme ! Je fus en cet état-là une heure entière. Je les priai mille fois de me relâcher, mais Mme Tronson s’y opposa fortement et dit : « Si nous la quittons, nous ne la retenons plus, et elle ne voudra jamais permettre qu’on la retouche. C’est pourquoi ne l’épargnons pas ! » et en disant ces paroles elle les encourageait toujours de bien tirer. M. de Cuvilliers était tout en eau, comme si on l’avait tiré de la rivière, ayant fait de très grands efforts pour replacer l’os, en sorte qu’il n’en pouvait plus. Il se jeta sur le plancher et dit à sa fille : « Tôt, tôt ! » voilà l’os préparé. » Cette bonne demoiselle reprend vite la place de son père et y agit si adroitement que tout d’un coup l’os fut remboîté. Je croyais entrer en Paradis, car ma douleur diminua tout d’un coup. J’en ai l’obligation entière à Mme Tronson, car sans elle le bailleul m’aurait abandonnée, et mon mari y aurait consenti, ne pouvant plus me voir souffrir et étant comme demi mort. Quand les bandages furent faits, je demandai du vin pour boire à la santé de mes tyrans. Je pouvais bien les nommer ainsi, car ils m’avaient bien tirée et s’y étaient employés de bonne façon.

Réf. : Mémoires de Madame de la Guette (1613-1676) écrits par elle-même, éd. Micheline Cuénin, Paris, Mercure de France, « Le temps retrouvé », 1982, p. 156-157.
Anglais https://medecin-et-douleur-16e18e.huma-num.fr/en/excerpts

Introduction (Raphaële Andrault et Ariane Bayle, translated by Sarah Novak):
The adventurous life of Madame de la Guette (1613-1676) is known to us from the memoirs that she published in 1681. This strong-willed aristocrat, who had been raised as a boy, became, against her father's wishes, the wife of a soldier who fought alongside one of the leaders of the Fronde. Her memoirs bear witness to the civil unrest of this troubled period. Here, the narrator recounts the memory of the dislocated shoulder she experienced after slipping on a patch of ice. At this moment in the text, she has been suffering for seven weeks and is handed over to the care of a “bailleul”, that is, a reconnector of dislocated limbs. Her retrospective account of the operation shows a distance from the experience of pain, or even a avoidance of emotions. In this burlesque scene, where her body is torn apart by all the characters present, she shows us a representation of herself that is both stoic and amused. The intensity of the pain cannot be described; instead, this same intensity is expressed in the form of comic energy.

Ref: Mémoires de Madame de la Guette (1613-1676) écrits par elle-même, ed. Micheline Cuénin, Paris, Mercure de France, « Le temps retrouvé », 1982, p. 156-157.
dcterms:language dcterms:RFC5646 français (fr)
dcterms:subject Anglais history of medicine
Anglais Madame de La Guette
Anglais Dislocation
Anglais Pain
Français histoire de la médecine
Français Madame de La Guette
Français Luxation
Français Douleur